Une transition réussie, une vision qui se fait attendre
La présidence tournante de l'Union européenne s'est déplacée à Stockholm entre juillet et décembre 2009, une période marquée par les négociations climatiques de Copenhague, la question de la sortie de crise financière et économique et une évolution majeure du cadre institutionnel européen : l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Selon Paul Norden (pseudonyme d'un spécialiste français) et Mats Engstrom, journaliste suèdois et ancien conseiller de la Ministre des Affaires étrangères, si l'Europe a pu reprendre son souffle pendant la Présidence Suèdoise, les questions les plus difficiles subsistent.
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Synthèse
La Suède a exercé la présidence de l’Union européenne pendant un semestre, de juillet à décembre 2009. Cette période a été marquée par des événements politiques d’une grande importance : l’entrée en vigueur, après cinq ans de blocage, du traité de Lisbonne, la nomination de nouvelles figures au sommet de l’Union, Herman van Rompuy et Catherine Ashton, ou encore l’échec des négociations de Copenhague sur le climat.
Ces six mois ont permis à l’Europe de reprendre son souffle et de réussir une transition délicate, en évitant le « scénario du pire » sur le front de la crise économique, en fixant des objectifs européens communs contre le changement climatique, et en mettant fin à une grave crise institutionnelle. Des progrès ont été enregistrés avec l’adoption d’un nouveau programme de travail de cinq ans dans le domaine de la justice, de la liberté et de la sécurité, et l’accord du Conseil sur la création d’un système de supervision financière au niveau européen.
Pourtant, beaucoup reste à faire, y compris sur ces sujets. L’état du travail accompli sur la supervision et la régulation financières n’est pas encore à même de dissiper les craintes de retour aux comportements qui ont mené à la crise. En 2010, l’Europe devra aussi agir plus efficacement pour remédier à l’échec de Copenhague. De forts doutes subsistent sur la capacité d’Herman van Rompuy, président du Conseil européen, de Catherine Ashton, haute représentante pour la politique extérieure, et José Manuel Barroso, président reconduit de la commission européenne, de donner à l’Europe le souffle et la volonté politique dont elle a besoin pour faire face aux grands enjeux internes et externes du moment.
Loin des ratés de la présidence tchèque et des incantations de la présidence française, la Suède a exercé une présidence de « profil bas » et joué le rôle d’un intermédiaire efficace dans les négociations. Elle n’a certes pas insufflé la « vision » qui manque aujourd’hui à l’Union pour trancher des questions cruciales pour notre avenir collectif – la définition d’un modèle économique soutenable pour l’Europe, la gouvernance économique de la zone euro dans la sortie de crise, la nécessaire émergence d’une diplomatie économique efficace, ou encore le rôle de l’Europe dans la gouvernance mondiale et la gestion des crises sécuritaires.
La Note
1 - L’ENTREE EN VIGUEUR DU TRAITE DE LISBONNE ET LA NOMINATION D’HERMAN VAN ROMPUY ET CATHERINE ASHTON
Après le vote positif des Irlandais au traité de Lisbonne le 2 octobre, les perspectives pour le sommet européen des 29 et 30 octobre 2009 semblaient éclaircies. Puis Vaclav Klaus a annoncé ses exigences pour conclure le processus de ratification tchèque. Après beaucoup de turbulences, le premier ministre suédois Fredrik Reinfeldt a réussi à convaincre Vaclav Klaus de signer le traité. La présidence suédoise n’a cédé ni aux positions « dures » de certains Etats membres contre Klaus, ni aux velléités d’autres Etats membres de demander des garanties du même type que la République tchèque. Ce fut certes un succès important, qui a permis l’entrée en vigueur du Traité le 1er décembre. Cependant, l’exception accordée à la Tchéquie affaiblit encore davantage la Charte des droits fondamentaux.
L’accord sur le Traité de Lisbonne a aussi permis la nomination d’Herman Van Rompuy comme président permanent du Conseil européen et de Catherine Ashton comme Haute représentante pour la politique étrangère et de sécurité. Fredrik Reinfeldt a finalement obtenu cet accord mais a été critiqué pour le manque de transparence du processus et pour avoir trop écouté les grands Etats membres. Le choix des personnes a fait couler beaucoup d’encre. Il a provoqué la surprise à la fois en Europe et aux Etats-Unis, notamment de la part de ceux qui espéraient des noms plus connus et plus expérimentés en politique étrangère. Il a aussi vu la reconnaissance des partis politiques européens comme plate-forme de négociation des postes, en plus des habituels cercles diplomatiques gouvernementaux. Toutefois, cette désignation, sur le mode du plus petit dénominateur commun, aura montré le peu de goût des leaders européens à installer à Bruxelles un magistère transcendant. Cela n’enlève rien, à ce stade, au relief que le nouveau président stable a les capacités de donner à sa fonction. Il devra par ailleurs trouver une juste répartition des rôles avec la présidence espagnole, qui a succédé à la présidence suédoise début 2010 pour continuer à présider les formations ministérielles du Conseil, et celles qui lui succèderont.
Plus tôt durant sa présidence, la Suède a aussi obtenu l’accord sur la reconduction de José Manuel Barroso au poste de président de la Commission européenne, pour un nouveau mandat de cinq ans. Ce consensus sur Barroso, qui a été assez habile pour renouveler son discours en fonction des exigences des temps, a montré l’essoufflement de la dynamique d’une gauche paneuropéenne. L’accord sur les noms de Van Rompuy et Ashton incluait aussi l’attribution de certains portefeuilles importants de la Commission à de grands Etats membres : Nicolas Sarkozy a déclaré victoire sur la Grande-Bretagne lorsqu’a été confirmée l’octroi du dossier du marché intérieur à Michel Barnier, incluant les services financiers.
Au total, l’adoption du Traité de Lisbonne aura été un immense soulagement. Depuis le rejet de la Constitution par la France jusqu’à l’entrée en vigueur du nouveau traité, l’Europe aura vécu près de cinq ans dans une anxiété institutionnelle pénible, même si son fonctionnement restait suffisamment réglé par les textes antérieurs. La faible envergure des personnalités choisies aux postes clés illustre une certaine impréparation des Etats face à l’entrée en vigueur du Traité, et donc à quel point l’Europe s’était accoutumée à cette situation de blocage. Pendant ce temps, les mutations du contexte international s’accéléraient : émergence de la question climatique, crise de Géorgie, élection d’Obama, crise financière et économique, changement de statut de la Chine, aggravation du problème afghan. Pendant ce temps, les débats de société qui avaient accompagné les processus de ratification de la Constitution s’estompaient, et l’euroscepticisme, que ce soit au nom du modèle social ou de la souveraineté, ne paraissait plus menacer les institutions elles-mêmes.
Ces débats se sont déplacés à l’intérieur des institutions, avec un Parlement dont la prégnance nouvelle dans la vie politique européenne, encouragée par le traité de Lisbonne, augure peut-être d’un développement plus fondamental que les nouveaux postes de Bruxelles. Aux yeux des peuples, on est allé vers une réaffirmation des nations, garantes contre la crise, alors que celle-ci exige, en même temps, davantage de gouvernance économique européenne. Inversement, l’ambition théorique d’une “Europe puissance”, qui faisait bailler le plus grand nombre, pourrait être réanimée par la simple constatation que sans une Europe forte, notre mode de vie et nos valeurs sont menacés. Les opinions d’aujourd’hui paraissent autant concernées par les enjeux globaux que par les effets sociaux du marché intérieur. L’ingénieur chinois représente aujourd’hui un défi plus réel que le plombier polonais !
C’est donc un nouveau cycle de contradictions créatrices qui s’ouvre pour notre Union, qui semble vivre en permanence sur le mode de la transition, avec des institutions qui se calquent sur le champ évolutif du politiquement possible, entre les Etats souverains détenteurs de la plénitude de la légitimité démocratique et des organes responsables d’un fédéralisme par délégation. L’efficacité de l’équilibre entre les nouveaux pouvoirs, l’usage qui sera fait des novations introduites par le Traité de Lisbonne (majorité qualifiée, coopérations renforcées, codécision, initiative citoyenne, etc.) fournira, dès cette année, le test des orientations de cette évolution darwinienne.
L’une de ces nouveautés, le service européen d’action extérieure (EEAS), a fait l’objet de premières lignes directrices, adoptées sous la présidence suédoise. Catherine Ashton devra rapidement trouver des solutions aux conflits qui demeurent en suspens, notamment sur l’articulation entre la politique extérieure, la politique de voisinage, la politique de développement et la politique commerciale. Ashton doit soumettre au Conseil une proposition de décision sur l’organisation et le fonctionnement du service extérieur avant avril 2010. Le regroupement au sein d’un même portefeuille de la Commission des politiques de voisinage et d’élargissement préfigure peut-être l’organisation du nouveau service. Le rôle des représentants spéciaux et des délégations de l’UE dans le monde, qui pourrait être clarifié à cette occasion, constitue une question difficile, particulièrement pour les délégations à l’ONU et dans les autres institutions multilatérales. L’importance d’une représentation unique des intérêts communautaires là où les grandes questions internationales se jouent n’est pas à négliger. Il faut également souhaiter qu’Ashton soit à même de jouer un rôle transversal – le rapprochement des positions des Etats au FMI se fera toujours sous l’égide de l’Eurogroupe, tandis que la Commission gardera la main sur les questions commerciales.
2 - L’UNION DANS LES NEGOCIATIONS CLIMATIQUES DE COPENHAGUE
L’objectif principal de la présidence suédoise était la signature d’un accord global sur le climat à la conférence de Copenhague. Le ministre de l’environnement suédois, Andreas Carlgren, comme la plupart des commentateurs sont tombés d’accord pour dire que l’accord finalement signé était un échec. Un collaborateur du ministre, Gunnar Caperius, a été encore plus direct en écrivant sur Twitter le lendemain de la dernière nuit de négociations : « fiasco absolu, désordre complet, résultat complètement inadapté, énorme déception sont les mots qui me viennent à l’esprit ». Comment cela a-t-il pu arriver après les grandes ambitions et tous les efforts que l’Union européenne a placés dans sa stratégique climatique, qui est celle qui va sans doute le plus loin parmi toutes les puissances régionales du monde ?
Bien sûr, de nombreux acteurs sont responsables de cet échec, principalement les Etats-Unis et la Chine. Mais la présidence suédoise de l’UE s’est montrée trop faible, avec des divisions apparentes entre Andreas Carlgren et le Premier ministre Fredrik Reinfeldt. A Copenhague, les leaders européens ont été mis à l’écart par les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud. Après l’accord entre Barack Obama et les économies émergentes, l’Union européenne n’a eu le choix que de se plier ou d’être accusée d’empêcher la conclusion d’un accord à Copenhague.
Au mois d’octobre, Fredrik Reinfeldt avait cru pouvoir se prévaloir d’un succès : l’accord européen sur le partage du « financement climatique ». Le texte était pourtant considérablement affaibli par rapport à sa version initiale. Le Conseil européen s’est mis d’accord sur le montant global nécessaire d’ici 2020, en incluant le financement privé à travers le système d’échange de permis d’émission et d’autres mécanismes. Plus important, ce texte ne tranchait pas la question du financement à court terme, crucial pour parvenir à un accord à Copenhague. L’une des raisons était la forte réticence d’Angela Merkel à rendre public un montant à une telle distance du sommet sur le climat. Un accord sur un montant pour la période 2011-2013 a finalement été obtenu au Conseil européen de décembre, mais les détails sur le financement dans la période suivante sont restés peu clairs. Au total, la présidence suédoise aura cependant réussi à faire en sorte que l’Europe arrive à Copenhague avec une position commune : la persistance de désaccords ouverts sur les critères de partage des efforts entre Etats membres suivant les niveaux de développement économique, ou l’absence d’annonce sur le financement à court terme, auraient constitué des handicaps graves pour la région la “mieux-disante” de la négociation.
La présidence a donc permis que les Européens adoptent des objectifs communs très ambitieux en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cela ne suffisait pas, en revanche, pour que l’Europe prenne la main dans la négociation, pour plusieurs raisons. D’abord le format et le modus operandi de la conférence, réservant finalement aux chefs d’Etat la charge d’engager eux-mêmes la véritable négociation, sans avoir la base d’un texte déjà ramené aux seuls arbitrages finaux. Ensuite, le manque d’une stratégie européenne, appuyée sur des compromis réfléchis à l’avance avec les principaux acteurs de la partie. Ce n’est pas étonnant : l’Europe étant en mesure d’afficher pour elle-même les objectifs les plus ambitieux, elle donnait sans doute l’exemple, mais qu’avait-elle à offrir, ou à échanger, avec ceux qui, soit ne voulaient pas trop remettre en cause leur modèle de croissance, soit arguaient de leur retard de développement ? Tout au long des négociations de Copenhague, l’Union n’a donc jamais trouvé de raison convaincante d’élever jusqu’à 30% sa proposition d’une réduction à l’horizon 2020 de 20% des émissions par rapport au niveau de 1990.
Les relations avec les pays en développement ont constitué un problème récurrent pendant les discussions. Dès les négociations préparatoires à Bangkok, les pays en développement ont réagi vigoureusement aux déclarations de la présidence suédoise sur la nécessité de remplacer le protocole de Kyoto par un accord planétaire. Ce conflit a refait surface au début des négociations de Copenhague, lorsque la Suède en tant que présidente de l’UE a rejeté un compromis du négociateur des Nations-Unies et refusé catégoriquement de discuter de nouveaux engagements dans le cadre du protocole de Kyoto. Cette attitude a été vécue comme une provocation par de nombreux pays, et au bout du compte l’Union a dû réviser sa position. Cette stratégie n’a pas contribué à réduire l’influence néfaste de la Chine sur certains pays en développement lors des négociations formelles.
Les efforts de la France pour une alliance avec l’Afrique, ou une complicité avec le Brésil, allaient sans doute dans le bon sens, mais ne pouvaient suffire à modifier une nouvelle équation géopolitique inéluctable. Car Copenhague aura été la première manifestation visible du “G2”, non pas fondé sur la volonté des Etats-Unis et de la Chine de traiter exclusivement entre eux les affaires du monde, encore qu’une certaine interdépendance puisse désormais les y inciter, mais sur le poids objectif de la résultante de leurs intérêts, et de leurs contraintes de politique intérieure, quand il s’agit de passer un compromis global. D’ailleurs la priorité donnée par Obama à la politique asiatique enregistre cet état de fait.
L’Europe pouvait-elle mieux faire ? Il aurait fallu qu’elle aborde Copenhague avec une meilleure coordination tactique, en amont et pendant. Mais ce défaut reflète l’ambiguïté de ses structures mêmes: elle est devenue de facto un acteur global, mais dont les initiatives se nourrissent de l’activisme des Etats-membres, et la présidence du Conseil, quelle qu’elle soit, n’a pas encore la représentativité indivisible qui lui donnerait assez de crédit pour que les autres acteurs hésitent à récuser ses propositions ou à ignorer ses pressions. A supposer que de l’Europe, on ait suffisamment à espérer, ou suffisamment à craindre. De ce point de vue, il est urgent que l’Europe clarifie sa propre vision de son rôle dans le monde, en particulier sur des sujets comme le développement, le commerce et l’environnement, et face à certains grands Etats (Brésil, Russie, Inde, Chine).
Les optimistes relèveront que Copenhague aura constitué la reconnaissance universelle de la responsabilité humaine dans le changement climatique, et entériné l’objectif de limitation du réchauffement à deux degrés. Ils rappelleront les diverses échéances internationales prévues en 2010 (Bonn, Mexico) pour concrétiser ces engagements de principe.
Il appartiendra en effet aux nouvelles figures, puisque Van Rompuy et Zapatero paraissent condamnés à constituer une équipe, certes asymétrique, de renouveler, avec la Commission, la stratégie européenne sur ce sujet, en identifiant quelles sont les cartes de l’Europe, dans ses rapports avec les pays pauvres (mise en place du financement précoce 2010-2012), son appel aux financements innovants, telle une taxe sur les transactions financières internationales, la diffusion de ses technologies, sa capacité à inciter la Chine à progresser dans l’acceptation de mécanismes de transparence, son partenariat avec l’Inde, son dialogue avec un président américain débarrassé de la réforme de la santé, mais aussi son poids dans les échanges mondiaux, puisqu’elle réfléchit – en espérant ne pas en avoir à le faire - aux mécanismes dits « d’inclusion carbone » (du type taxation aux frontières).
3 - L’UNION FACE A LA CRISE FINANCIERE
La sortie de la crise financière est devenue l’une des principales tâches de la présidence suédoise. L’accord de décembre sur la supervision financière, qui fait suite au rapport de Jacques de Larosière, a permis au Royaume-Uni de conserver un contrôle national sur son secteur financier tout en donnant son accord à la création de nouveaux mécanismes au niveau européen. Un nouveau Comité européen du risque systémique supervisera la stabilité du système financier européen. La surveillance micro-prudentielle est confiée à trois autres autorités, chargées respectivement du secteur bancaire, des assurances et des titres financiers. La présidence suédoise aura donc fait avancer la mise en oeuvre de la réforme de la supervision financière lancée sous présidence française et encouragée par le G 20 de novembre 2008, en vue de l’installation de ces nouveaux organismes à la fin de l’année.
On doit espérer que leur création apporte une réponse durable aux tensions de la situation actuelle : d’un côté un consensus entre économistes et leaders politiques sur la nécessité de tout organiser pour que la répétition des mécanismes systémiques conduisant à la crise soit impossible, de l’autre une sphère financière restaurée qui s’empresse de réhabiliter les pratiques antérieures de gestion du risque. Cependant, les faiblesses de cette nouvelle architecture ont suscité de vives critiques, de la part notamment de plusieurs groupes politiques du Parlement européen qui considèrent ce compromis comme une réponse trop timide à la crise financière. José Manuel Barroso lui-même a dénoncé un compromis « trop dilué » par rapport au projet initial. En effet, si les recommandations des nouvelles autorités européennes auront bien un caractère contraignant vis-à-vis des superviseurs nationaux, les Britanniques ont obtenu des garde-fous pour préserver leur souveraineté (minorité de blocage, recours devant le Conseil Ecofin). Souhaitons que le Parlement européen, co-décideur dans ce domaine, revienne à un dispositif plus efficace.
Qu’il s’agisse des récentes annonces d’Obama sur la taxation des banques, ou de la convergence entre Sarkozy et Brown, durant le dernier Conseil européen, sur la taxation des bonus, on voit que la partie se joue sur la base d’un rapport de force entre banques et Etats, bouleversant les clivages entre cultures de management national ou entre appartenances politiques des dirigeants. La crise a évidemment provoqué un brouillage des repères idéologiques, comme si la régulation, idée sociale-démocrate, approfondie de longue date par des économistes lucides, et désormais admise par la pensée libérale comme le nécessaire garde-fou contre les dérives auto-destructrices du marché, n’appartenait plus à personne. Il appartient à l’Europe de profiter de ces conditions peut-être passagères pour inventer un régime de régulation efficace et coordonné, moins dépendant des aléas politiques nationaux, et bien inscrit dans son contexte international, la stabilité du dispositif supposant une harmonisation entre les acteurs du système financier mondial, y compris en ce qui concerne le traitement des places off-shore.
Sous la présidence suédoise, le Conseil est parvenu à un accord sur certains éléments de régulation financière, comprenant des règles sur les ratios de fonds propres (par exemple pour la titrisation) et un nouveau cadre pour les bonus. Après un effort massif de lobbying de la part du secteur financier, le gouvernement suédois a édulcoré les propositions de régulation des hedge funds et autres fonds d’investissement alternatifs. Les négociations sur les propositions de la Commission n’ont pas été conclues pendant la présidence suédoise et le projet de directive demeure une pomme de discorde sur l’agenda européen, le Parlement réclamant des règles plus strictes que la majorité du Conseil.
Sur le sujet plus vaste de la gouvernance économique, la non appartenance de la Suède à la zone euro et à l’Eurogroupe a évidemment affecté sa capacité d’influence. Le ministre des finances suédois a consacré beaucoup d’énergie à définir les contours d’une stratégie de sortie de crise, visant à restaurer la confiance dans les finances publiques. Cependant, dans les pays les plus touchés par l’effondrement financier, comme la Lettonie, la position intransigeante des ministres des finances de l’Union risque d’aggraver les effets de la crise au lieu de la résoudre.
4 - JUSTICE LIBERTE ET SECURITE, ELARGISSEMENT, AVENIR DE LA STRATEGIE DE LISBONNE : D’AUTRES REALISATIONS DE LA PRESIDENCE SUEDOISE.
- La présidence suédoise a vu l’adoption d’une stratégie de cinq ans dans le domaine de la justice, de la liberté et de la sécurité, le « programme de Stockholm ».
Ce nouveau document, qui succède au programme de La Haye (2004-2009), accorde aux droits des citoyens, en particulier l’intégrité de la personne et le droit au respect de la vie privée, une place plus importante. Il renforce le rôle de l’Agence européenne des droits fondamentaux, envisage une adhésion rapide à la Convention européenne des droits de l’homme et prévoit un plan d’action pour les droits de l’homme dans les pays tiers.
La présidence suédoise a obtenu un accord sur le droit à un interprète pour les personnes faisant l’objet d’une procédure pénale. Toutefois, de nombreuses critiques se sont fait jour : l’accord sur la protection des données, par exemple, est moins protecteur que la proposition suédoise initiale. Des questions controversées demeurent, telles que les règles communes minimales sur la définition des crimes et des sanctions, la reconnaissance mutuelle dans le domaine du droit civil (successions, testaments, divorces), ou encore la possibilité pour la police d’un Etat membre de procéder à certaines mesures d’enquête dans un autre Etat membre.
Enfin, concernant la politique d’immigration et d’asile, les propositions de la Suède, qui a suivi une ligne plutôt libérale dans ce domaine, ont été modifiées de façon drastique, dans un sens plus répressif. La mise en place du « système commun d’asile » est prévue pour 2012.
- Le dossier de l’élargissement de l’Union a été un succès de la présidence suédoise.
Le ministre des affaires étrangères Carl Bildt et ses collaborateurs ont joué un rôle important en coulisses pour sortir de l’impasse sur les négociations d’adhésion de la Croatie, pour lesquelles 10 chapitres ont été clôturés fin 2010. La Slovénie a levé son opposition fin septembre, après un accord d’arbitrage sur le conflit frontalier entre les deux pays. Des progrès ont également été enregistrés dans les perspectives d’adhésion de la Serbie et un accord permettant aux Serbes de voyager sans visa dans l’Union a été conclu. L’Islande a entamé son chemin vers l’adhésion, après le feu vert du Conseil européen fin juillet. La Turquie reste un sujet difficile, mais la Suède a évité un blocage des négociations. Le chapitre « environnement » a été ouvert fin décembre.
- La Suède avait tenté, avant le début de sa présidence de pousser la Commission à présenter des propositions pour une révision du budget de la politique agricole commune.
Aucune proposition n’a été publiée et la présidence n’est pas parvenue à relancer ces discussions, même si des débats ont eu lieu sur la PAC et la pêche. Fait remarquable, la France s’est réunie avec 21 autres pays européens pour discuter de l’avenir de la politique agricole en excluant la Grande-Bretagne et la Suède, présidente en exercice du Conseil de l’Union.
- Les contours de la nouvelle stratégie économique globale de l’Union 2010-2020, succédant à la « stratégie de Lisbonne », demeurent flous.
Selon les conclusions du Conseil européen de décembre, la stratégie, qui prendra le nom de « UE 2020 », devrait viser à rendre l’économie européenne à la fois plus compétitive (marché intérieur, PME, innovation, etc.) et plus « verte » tout en s’attaquant aux faiblesses structurelles que constituent dans beaucoup de pays européens l’emploi des jeunes et des seniors.
Les conclusions du Conseil européen, de nature très imprécise, manifestent le souci de mieux intégrer les dimensions économique, sociale et environnementale. Elles contiennent peu d’éléments sur l’Europe sociale (conditions de travail, égalité des genres, lutte contre les discriminations) mais ces questions n’ont jamais été une vraie priorité politique pour la présidence de Fredrik Reinfeldt. Malgré un débat houleux en Suède sur l’affaire « Laval » (un conflit social sur les conditions de travail de travailleurs lettons sur un chantier dans la ville de Vaxholm, en Suède, porté devant la juridiction communautaire), le gouvernement suédois n’a d’ailleurs pas voulu engager la révision de la directive sur le détachement des travailleurs.
5 - BILAN ET PERSPECTIVES POUR L’UNION EUROPEENNE EN 2010
La Suède aura donc exercé une présidence faisant « profil bas ». Mais elle l’aura fait de manière efficace, en permettant de faire avancer certains sujets qui étaient déjà sur la table, grâce notamment à l’efficacité de sa diplomatie et de son appareil administratif. « Ce sera une présidence difficile », avait prédit Cecilia Malmström, la ministre des affaires européennes, en présentant le programme de travail suédois. La Suède a pris les commandes pendant une phase d’incertitude sur le traité de Lisbonne, et au moment du renouvellement du Parlement européen et de la Commission. Elle a bien géré cette transition.
Cependant, la présidence a manqué de vision. Des initiatives plus précoces et plus nombreuses auraient été souhaitables pour influencer l’agenda de l’Union européenne pendant ces six mois. Le leadership exercé par Fredrik Reinfeldt a été comparé à une Volvo diesel, roulant à une vitesse constante d’une manière fiable. Dans certains domaines, il aurait été plus efficace avec un éco-véhicule moderne doté d’un meilleur accélérateur. Une présidence de l’UE, il est vrai, doit être exercée dans l’intérêt de l’Union dans son ensemble : des initiatives qui ont été prises en 2007 et 2008 ont pu mûrir et être adoptées à l’automne. Bien souvent, la Suède s’est conformée à la volonté des grands pays de l’Union. Elle a bien mieux réussi l’exercice que la République tchèque, et a inscrit à son actif un accord historique sur le Traité de Lisbonne, mais sa présidence aura aussi été, à d’autres égards, une occasion manquée.
La question de la sortie de crise va être la priorité de l’agenda européen en 2010. La Suède avait fait adopter des conclusions sur l’échéancier et le rythme de sortie de crise pour les finances publiques. Il reste à réévaluer les modalités du plan de relance européen pour l’avenir. Le président Van Rompuy s’en est saisi dès son entrée en fonction en convoquant un Sommet extraordinaire sur l’économie le 11 février prochain. Pour lui, le défi numéro un est de savoir comment continuer à financer notre modèle social européen. La présidence espagnole a mis l’agenda économique au coeur de son programme. Renforcer la coordination des politiques dans le domaine de l’énergie (plan d’action à l’ordre du jour du sommet de printemps), dans le domaine de la recherche-développement, et dans le domaine de l’excellence universitaire, à travers l’approfondissement du processus de Bologne, figure parmi les grandes priorités. Ajoutés à l’agriculture et aux dépenses de cohésion, ce sont les grands domaines qui seront traités par la Commission dans ses prochaines propositions budgétaires.
Au-delà de ces politiques sectorielles majeures, l’enjeu est de progresser sur la voie d’une gouvernance économique de l’Europe. Les questions sont nombreuses. Où placer le curseur entre le nécessaire maintien des programmes de relance, tant que le risque de retour à la récession et la montée du chômage ne sont pas jugulés, et le démantèlement des dispositifs d’exception autorisés au plus fort de la crise ? Entre la dépense publique et le retour à la consolidation budgétaire ? Faut-il réévaluer les critères du Pacte de Stabilité pour protéger les dépenses d’investissement et d’avenir ? Quels mécanismes instaurer pour que la stratégie 2020 se traduise au niveau des Etats par des résultats concrets et contrôlables, et améliore réellement le taux d’emploi ? Comment gérer la politique de la concurrence pour permettre à l’Europe de favoriser la consolidation de groupes de niveau international ? Comment la zone euro va-t-elle se comporter face au surendettement de certains Etats ?
La question de la “diplomatie économique” prendra une importance nouvelle. On l’a noté à propos de la Conférence de Copenhague, qu’il s’agisse de l’idée de compensation des “fuites de carbone”, de la réflexion sur la gouvernance internationale de l’environnement, du financement pour les pays pauvres. La question se pose aussi dans le domaine de la concurrence internationale, pour que l’Europe puisse défendre ses intérêts en termes d’équité et de réciprocité, tout en luttant contre les surcroîts d’inégalité engendrés par la mondialisation. Elle se pose lorsqu’on envisage la stabilisation des taux de change, alors que les parités actuelles handicapent l’industrie européenne. Elle se pose si l’Europe veut, avec le G20, et en liaison avec la réforme des Nations Unies, peser sur l’émergence d’une gouvernance mondiale plus représentative des réalités, et intégrant davantage les normes commerciales, environnementales et sociales qui coexistent au risque de se contredire et sans être sanctionnées de manière égale.
Enfin, l’affirmation du rôle de l’Europe dans le monde du XXIème siècle, à laquelle la création du poste de Mme Ashton et du service diplomatique européen apporte un outil nouveau, passe par l’instauration de relations directes, plus équilibrées ou plus constructives avec les autres grands. Les sommets avec les pays tiers restent de pertinence inégale. Il ne faut pas oublier non plus la dimension de la sécurité, avec la révision de la stratégie européenne de sécurité, qui coïncide avec la révision du concept stratégique de l’OTAN. La Suède aura enregistré des progrès en matière de mobilisation des capacités civiles, et dans l’agenda de l’Agence Européenne de Défense. La poursuite des opérations européennes, jusqu’aux récents déploiements contre la piraterie, aura consolidé la crédibilité militaire de l’Europe dans la gestion de crise. Mais il est clair, et ceci dépasserait le cadre de cette note, que la place de l’Europe dans le traitement des grandes tensions que représentent la situation en Afghanistan et au Pakistan et le dossier iranien, sans compter l’absence de progrès au Proche-Orient, constitue le défi le plus difficile pour nos dirigeants.
L’Europe de 2010 se trouve donc confrontée à trois problèmes : la sortie de crise et le renouvellement de son modèle économique, faisant la part du développement durable et de la lutte contre le réchauffement ; l’ambition de devenir un acteur global dans un système multilatéral et géopolitique en complète recomposition ; son rôle et sa relation avec les Etats-Unis, version Obama, dans le traitement de graves crises sécuritaires.
Dans ce contexte, sous la présidence suédoise, l’Europe aura pu reprendre son souffle, en écartant le scénario du pire en termes de crise économique, en fixant des objectifs communs contre le réchauffement, en accouchant du Traité de Lisbonne. La réussite de cette phase était cruciale. Il convient désormais de démontrer, face à l’urgence, que ces acquis permettent d’agir plus fort.